En 2013, je possède deux bateaux. Une vedette hollandaise (Chinook) sur laquelle je vie dans le port de l'Ilon en région parisienne et un voilier (Harmonie) sur le terre-plein du même port. Mais je suis dans une impasse, je n'ai pas terminé les modifications d'aménagements que je souhaite faire dans Chinook et il me faut rénover Harmonie avant de pouvoir l'emmener en mer. Au mois d'août je prends une semaine de pause en profitant d'une invitation de mon cousin à venir naviguer avec lui en Bretagne sud. Une semaine de voile, cela faisait longtemps que cela ne m'était pas arrivé.
Au retour, je décide de changer totalement mes plans. J'en ai assez de rénover continuellement des bateaux. Deux problèmes de santé assez sérieux ces dernières années me font aussi réfléchir, il me faut un bateau en état pour vivre et naviguer. Je regarde les petites annonces, je fais des recherches sur Internet. Je réfléchi à ce que je souhaite réellement, comment je veux vivre, naviguer, aux rêves qu'il me reste, à mes capacités physiques...
Un jour, je tombe sur l'annonce d'un Trismus 32'. Il a l'air en bon état, en tout cas dans un état suffisamment bon pour naviguer l'été prochain et il est proposé à un prix raisonnable. Ce bateau me ramène des années en arrière et me fait faire un parallèle amusant avec Patrick Van God, le "créateur" des Trismus. Il avait possédé un Joshua et, avec l'expérience de ce bateau en grande croisière, avait construit le premier Trismus. J'avais possédé le Mactire, un Oréade que l'on pourrait comparer à un petit Joshua, acheter un petit Trismus, après m'être égaré sur trois bateaux qui ne me correspondaient pas, m'apparaissait être comme renouer avec une trajectoire naturelle. Plus sérieusement, le Trismus 32 me semble réellement être intéressant pour mes besoins et mes envies. La taille, juste inférieur à 10 mètres, n'est ni trop grande ni trop petite ; le déplacement moyen permet une bonne inertie et un bon confort tant en mer qu'au mouillage ; le gréement de cotre avec étai de trinquette largable est d'une utilisation des plus simples. En bref c'est ce que j’appelle un petit vélo, je sais que je pourrais très facilement gérer ce voilier. Les aménagements, typique des Trismus, sont parfaitement adaptés à mon utilisation et à ma vie à bord en célibataire solitaire avec éventuellement un, ou mieux une, équipier (ère) pour de courtes durées... Enfin le tirant d'eau réduit de dériveur lesté avec sa large semelle de quille permettant d'échouer sans béquille est idéal pour la Bretagne qui est et reste mon terrain de jeux favori.
Carcajou a été construit en amateur de 1982 à 1985, la coque et le pont en sandwich moulés dans les moules du chantier d'Herbignac qui construisait les Trismus en petite série récupérés par des constructeurs amateurs à Saint Herblain après la faillite du chantier. Le premier propriétaire a effectué un voyage aux Antilles où il a navigué trois ans avant de revenir en France. Le bateau est aussi allé naviguer en mer Rouge avec un autre propriétaire. Je n'ai pas de soucis à me faire, si j'avais eu des doutes, sur les capacités nautique de ce bateau.
Le seul inconvénient de ce bateau est qu'il est stationné à Martigues, à coté de Marseille. J'avais acheté le Mactire en Méditerranée et passé l'été suivant à le remonter sur la région parisienne par les rivières et les canaux, la tentative de le ramener par la mer s'était soldée par un demi-tour à Alicante suite à un coup de vent. Ce n'est pas mon but cette année, il me faudra le faire ramener par camion si je décide de l'acheter ce qui compte dans le budget. Je cherche sur Internet s'il n'existe pas d'autres Trismus 32 en vente ailleurs, j'en trouve un au Canada mais aucun en Europe. Il faut que je me décide. Je prends une journée de congés à la mi-janvier 2014 et descends le voir. Le bateau n'est pas dans l'état dans lequel il apparaît sur l'annonce, les photos datent d'un an lors de sa précédente mise en vente, mais il semble en suffisamment bon état pour me permettre de suivre mon projet de naviguer l'été prochain. Je décide de l'acheter et redescend un mois plus tard, mi-février, pour le préparer à son rapatriement. Je rencontre le transporteur et démâte. Tout est prêt. Le 04 mars Carcajou est mis sur un camion et arrive au port de l'Ilon le 06 au matin où il est déchargé et posé à coté d'Harmonie.
Grand nettoyage intérieur, liste de ce qu'il faut faire avant la mise à l'eau (heureusement pas très longue même si ce genre de liste est toujours trop longue), petits travaux divers... Le gros du travail est à l'extérieur. Ponĉage général du pont et de la coque, oeuvres vives et oeuvres mortes, puis mise en peinture. Carcajou a été peint de différentes couleurs durant sa vie, il a même été vert à une époque (!?!). Lorsque je l'ai acheté, la coque était blanche et le pont blanc avec des plaques d'antidérapant collées beiges. La plus part sont en mauvais état, elles date de la construction du bateau, et certaines se décollent. Je dois supprimer toutes celles du cockpit. Je décide de repeindre le pont en blanc y compris les anciennes plaques d'antidérapant. Pour la coque je choisi de "mettre en couleur", je n'ai jamais compris pourquoi la plus grande part des bateaux sont blanc... Trois de mes précédents bateaux étaient bleus à une période ou une autre de leur vie, c'est une couleur classique, trop, mais qui ne va pas pour un voilier à faible franc-bord et roof long. Le bleu aura tendance à visuellement diminuer encore la hauteur de coque. Le jaune ou l'orange sont de belles couleurs pour ce bateau mais elles font un peut trop "mémoire" à mon goût, c'était les couleur des Trismus de Patrick Van God. Les oeuvres mortes seront donc rouge, j'ai toujours aimé cette couleur que j'ai aussi utilisée sur trois de mes précédents bateaux.
Le 30 mai, je peux mettre à l'eau et, tant que le bateau est sous la grue, je le mate puis je prends une place au port juste à coté de Chinook et j'emménage à bord sans attendre.
Révision complète du gréement. Les cables sont d'origine mais encore en bon état. Il faut dire que vu l'échantillonnage, ils n'ont pas beaucoup soufferts. Aucune trace sur l'inox. Tous les embouts sont des Northman, j'ai confiance, on ne touche à rien. Sauf l'étai, visiblement il a été changé lorsque le bateau a reçu un enrouleur. L'enrouleur ne monte pas jusqu'au sertissage haut et la voile s'enroule dans le sens inverse du toronnage du cable, se qui fait que l'effort subit par la pièce haute qui empêche la drisse de s'enrouler autour de l'étai lorsqu'on roule le génois a détoronné l'étai. A changer, de même que l'enrouleur lui-même qui n'est plus en état.
Les deux voiles de base, grand-voile et génois, ont plus de dix ans mais ont encore leur forme. Je les changerais plus tard. La trinquette date de l'origine et est en bon état. Elle est taillée très plate. C'est réellement une voile de gros temps et, au vue des traces d'usure sur les mousquetons, elle a servi dans de telles conditions. De l'ancien jeux de voiles d'avant l'enrouleur, il reste à bord un yankee qui ne peut servir à rien sauf à rajouter un étai largable juste derrière celui du génois. Je ne compte pas le faire donc je débarque la voile pour le moment. Pour le portant il y a à bord un spi et un asymétrique. Si le premier est visiblement adapté au bateau, l'asymétrique est une récupération récente. Il me semple trop grand, on verra en l'essayant en mer.
Le gréement courant est plus ou moins en bon état. Je ne change que les écoutes et le hale-bas de grand-voile. Les winchs, dont certains sont bloqués, sont tous démontés, nettoyés et graissés.
Le moteur et l'électronique sont vérifiés, pas de problème de ce coté là. Je fais juste changer la carte électronique qui couvrait la Méditerranée pour une couvrant la Manche et l'Atlantique. Encore quelques petites bricoles comme les toilettes et la suppression des vaches à eau qui sont percées, je fonctionnerais avec des jerrycans directement sous l'évier de la cuisine comme je l'ai fait durant six ans sur le Mactire, et le bateau est prêt. Je peux démater en prévision de la descente de la Seine pour la croisière de cet été.
Tout début août, c'est le départ. J'embarque une équipière, Catherine la nouvelle propriétaire d'Harmonie, je préfère ne pas faire la descente de la Seine seul. Départ du port de l'Ilon à 09h20 pour, juste à la sortie du plan d'eau, nous mettre en attente devant l'écluse de Méricourt qu'un sas soit prêt. Dans l'écluse je dois rester à terre pour tenter de retenir le bateau qui se met en travers poussé par le courant de l'écluse qui se vide. L'écluse doit faire environ 12 mètres de large, ce qui est aussi sensiblement la longueur de mon mat. Carcajou est presque perpendiculaire, les bajoyers ne sont pas loin. Heureusement que nous sommes seuls. Enfin cela se passe sans casse. J'avais laissé la dérive centrale baissée est que c'est la raison ? Je ne sais pas mais je la relève. L'’embryon de quille est suffisant pour maintenir la stabilité de route de Carcajou au moteur.
En début d'après-midi c'est la deuxième écluse, celle de Notre Dame de la Garenne. Le sas est ouvert, nous entrons de suite et je passe deux amarres sur deux bollards, une avant et une arrière que je tiens assis sur le roof au milieux du bateau. Nous sommes le plus en aval possible de l'écluse avec un commerce chargé juste derrière nous. J'avais proposé de le laisser passer à l'entrée mais il avait refusé estimant que cela nous prendrait plus de temps, ce qui n'est pas faux. Et je préfère être devant pour ne pas subir les remous de leur hélice. Les commerces ne s'amarrent pas dans les écluses, ils se maintiennent au moteur ce qui peut donner pas mal de remous pour un petit bateau comme nous. Le sas se passe sans problème et à la sortie je me déporte largement pour laisser le commerce me dépasser au plus vite.
A 17h00 nous prenons une place au port de Venables. Le bilan de la journée est plutôt positif. Carcajou marche bien au moteur sur la rivière. Nous sommes resté au régime de croisière de 2200 t/mn avec une vitesse sur le fond d'environ 10 km/h, 9 km/h sur l'eau plus 1 km/h de courant. Je suis satisfaits. Le port de Venables est en reconstruction, ils sont en train de construire deux digues pour délimiter un port protégé des vagues des bateaux naviguant sur le plan d'eau. La capitainerie et les sanitaires sont neufs. Le plan d'eau, beaucoup plus grand que celui de l'Ilon, est très agréable. C'est vraiment dommage qu'il soit si loin de Paris...
Le lendemain nous partons à 09h35. On continu la descente de la rivière comme hier lors qu'à 6 km de l'écluse de Poses j'entends un choc, l'aiguille du compte-tour tombe de 2200 à 0 t/mn en un quart de seconde, le moteur est calé. J'essaie de redémarrer, rien à faire. Je me dirige vers un bras secondaire mais ne peux y entrer à cause du courant qui me pousse. Je me rapproche le plus possible des hauts-fonds qui débordent l'amont de l'ile de Pampou pour dégager le chenal de navigation et je mouille. Il est 11h00 et on a parcours 12 km.
Les fonds sont de très mauvaise tenue, il me faut mettre plus de 30 mètres de chaine pour 3 mètres d'eau. Je n'aime pas être là, l'arrière tournée vers une ile sur laquelle pousse le courant et les commerces qui passent à pleine vitesse à quelque dizaines de mètres sur notre babord. J'essaie à nouveau de démarrer le moteur, il refuse toujours. Je n'ose pas me mettre à l'eau pour aller voir ce qui se passe dessous d'autant que l'eau est très trouble, on n'y voie rien. Je me résous à appeler l'écluse de Poses pour leur signaler ma situation et leur demander un remorquage. Je n'aime pas cela mais je ne peux rien faire d'autre sans moteur. je n'ai qu'une annexe à aviron. Impossible de tirer Carcajou avec le vent et le courant qu'il y a. Je suis coincé. La réponse de l'écluse est sans ambiguïté, comme je ne suis pas une gène à la navigation ni en position de danger et qu'il n'y a pas de petits commerces descendant qui pourraient éventuellement accepter de me remorquer, ils ne bougent pas. Ils n'ont pas d'équipe ni de bateau pour cela et ils ne sont pas là pour ça. Je dois me débrouiller... Je pense que si j'avais été une gène à la navigation, ils auraient appelé les pompiers pour me dégager.
J’essaye de joindre un club nautique local signalé sur la carte sans succès. J'apprendrais plus tard qu'il n'existe plus depuis plusieurs années sans que le guide de navigation n'ait été mis à jour ! J'appelle des amis à terre pour qu'ils essaye de trouver quelque chose sur Internet, mais cela ne donne rien. Je rappel l'écluse de Poses, ils me répondent qu'ils ne peuvent toujours rien faire. Finalement je me décide à appeler Gérard que j'avais rencontré plusieurs fois à l'Ilon où il a eu son bateau et que j'avais vu hier soir à Venables où il est maintenant stationné. Je m'excuse de lui demander ça, surtout qu'il est à 12 km, mais ça ne lui pose pas de problème. Il arrive pour me sortir de là et me remorque jusqu'à Venables où nous nous posons à 18h30. Un grand merci à lui.
Après une nuit durant laquelle je me pose pas mal de questions, je me met à l'eau pour en avoir le coeur net. Rien, je ne sens rien. Il n'y a rien d'entortillé autour de l'arbre, pas d'algue, pas de détritus quelconque... Hier, lorsque Gérard était venu me remorquer, j'avais laissé le moteur au point mort. Avec la vitesse, l'arbre s'était mis à tourner. J'ai rapidement placé le levier de commande en position marche arrière, mais est-ce que ces quelques minutes avaient suffis pour dégagé quelque chose ? Je tente de démarrer le moteur. Il a du mal. Après plusieurs tentatives il accepte de tourner mais ne tien pas le ralenti, il me faut pomper avec la manette des gaz durant quelques minutes pour qu'il finisse par se stabiliser. Marche avant, marche arri&erave;re, l'arbre a l'air de tourner rond et ne cogne pas. Je replonge. Je palpe en détail les pales de l'hélice une par une, il n'y a aucune visibilité sous l'eau même à quelques centimètres. Je ne sens aucune déformation de la forme des pales ni sur les bords. Par contre l'arbre a du jeux, il bouge pas mal lorsque je le sollicite.
On part faire un tour sur le plan d'eau. Le moteur s'étouffe et ne tient pas, il cale régulièrement. On rentre tant bien que mal et je vérifie le circuit de carburant. Pas d'eau dans le gazole. Je change la cartouche du filtre secondaire. Le moteur ne cale plus mais il cogne au ralenti. Ce probléme est-il lié au précédent, en est-il une conséquence, s'est-il révélé à cause du choc, ou est-ce complètement indépendant ? Mes compétences en mécanique ne sont pas suffisantes pour répondre. Nouvelle sortie. Le moteur tient au ralenti et au régime de croisière. J'ai une vitesse normale mais l'arbre cogne, ne donne pas l'impression de tourner rond, et le moteur ne fait pas le même bruit qu'avant-hier lorsqu'il est en prise.
Deuxi&egrace;me jour à Venables. C'est aujourd'hui que je déciderais de la suite. On part faire un long essai d'une heure et demi. Au démarrage, le ralent est plus faible que d'habitude, 800 t/mn, il faut l'accélérer pour qu'il revienne aux 1000 t/mn normaux. Essai à tous les régimes jusqu'à 2500 t/mn, en marche avant et en marche arrière. Dés qu'il est en prise, il y a un bruit, une sorte de ronflement. L'arbre ou l'inverseur ? Il y a aussi des vibrations importante. Arbre faussé ou bague hydrolube&enbsp;? Venables est au milieu de nul-part, c'est ce qui fait son charme mais aujourd'hui pour moi c'est un inconvénient, et n'est pas équipé pour sortir un bateau comme Carcajou de l'eau. Je ne peux pas envisager la poursuite de la descente de la Seine jusqu'à Rouen ni la route Rouen-Le Havre, où il n'y a aucun moyen de se poser en cas de problème, dans ces conditions. Surtout qu'ensuite, il faudra faire toute la route en sens inverse pour le retour. C'est décidé, je retourne à l'Ilon où je disposerait de toutes les ressources nécessaires pour réparer. Départ demain matin. Pour penser à autre chose, Gérard et sa femme viennent prendre l'apéro du soir à bord.
Nous rentrerons en une journée et demi à faible vitesse, 7 km/h de moyenne, au régime de 1800 à 2000 t/mn. La prudence est de mise, il faut arriver. Pour l'anecdote, nous avons passé la nuit dans l'ancienne écluse désaffectée de Port-Villez. Une escale que je rêvais de faire depuis des années et que je ne regrette pas. J'y reviendrais. Le dernier jour s'est fait sous une pluie constante. J'arrive trempé, tremblant de froid mais heureux d'être arrivé.
Achevé d'écrire à bord de Carcajou le 17 août 2014